ebola_guineeEt pourtant, les habitants de Dubréka pensaient que le Chien fumant veillait sur leur ville. Que cette montagne escarpée, jaillie de la végétation, dont la cime accroche les nuages gris comme les volutes expirées par les feux de déchetterie, les protégeaient des maux des hommes et de la nature.

Il n’en fut rien. Le Chien s’était assoupi pour ne jamais se réveiller. En décembre 2015, la préfecture de Dubréka, à une trentaine de kilomètres de Conakry, était le dernier foyer du virus Ebola à s’éteindre en Guinée après avoir laissé 2 500 morts dans tout le pays.

La région en garde les stigmates. Une société brisée par la maladie. Divisée entre la douleur des victimes et la méfiance des épargnés, elle tente de panser ses plaies et de se reconstruire sur des gravats. Des familles décimées vivent désormais au ban de leur communauté, frappées de la malédiction Ebola. C’est le cas d’Aminata Camara et des siens.

 

En ce matin poudreux d’avril, Aminata vient de rentrer du marché où elle est allée vendre condiments, bonbons, huiles, cubes de bouillon et cigarettes. Elle n’a que 60 ans, mais sa mine résignée que la fatigue a étirée lui en donnerait plus. Voilà plusieurs mois que le commerce est mauvais. Les clients manquent. Enfin, ils sont bien présents mais la reconnaissent et l’évitent comme la peste. Comme Ebola. Le bouche-à-oreille a fait sa sale besogne et tout le monde sait désormais que la famille d’Aminata a été foudroyée par la maladie.

S’interdire de vivre

Huit membres emportés par le virus à l’été 2015. Parmi lesquels deux de ses fils et le mari d’une de ses filles. Tous balayés par ce qui s’apparentait au départ à une mauvaise grippe. L’une de celles qu’on attrape durant les intempéries de la saison des pluies. Et quelle saison, celle de 2015 ! Dès juin, des orages noirs déchiraient le ciel, roulant sur l’encolure du Chien fumant. Les arbres ployaient sous les bourrasques. Les champs se gonflaient de boue. Dans ces conditions, grelotter et suer sa fièvre ne semblait pas bien surprenant.

Peut-être que les membres de la famille auraient dû se méfier lorsque le fils aîné, vivant à Conakry, est décédé subitement après spasmes et vomissements au début de l’hivernage. Peut-être auraient-ils dû éviter de se pencher sur son corps à l’enterrement. S’interdire de pleurer un proche, de lui offrir la dignité d’une sépulture, de lui rendre les derniers hommages… Peut-être qu’avec Ebola, il faudrait s’interdire de vivre.

C’est ce que sous-entendent les voisins d’Aminata lorsqu’ils ferment portes et volets à son retour du marché. Lorsque à la mosquée, les fidèles refusent de lui serrer la main, de croiser son regard, même, ou lorsque les villageois s’écartent de son étale pour ne plus rien lui acheter. Alors Aminata rentre chez elle bredouille, comme ce matin. A ses petits-enfants, elle ne pourra servir qu’une casserole de riz dans laquelle ils picorent sous le porche de tôle. Des grains blancs collés aux doigts et aux commissures des lèvres. Neuf oisillons, neuf orphelins dont elle a désormais la charge. Leurs parents emportés étaient les piliers de la famille.

 

Au retour de l’enterrement de l’aîné, c’est son frère, militaire de carrière, qui a commencé à développer les symptômes. Lui qui apportait le seul salaire fixe de la famille est mort rapidement. Ni onctions ni breuvages n’y ont rien fait. Ses enfants ont survécu, mais sa femme enceinte l’a suivi. Ebola a aussi emporté la femme du troisième fils, Julien, le seul enfant d’Aminata encore vivant. Le voilà qui arrive sur sa moto rouge nommée “L’Harmattan” et qui, comme son homonyme météorologique, soulève un nuage de poussière dans la cour.

Des centres « d’où l’on ne revenait pas »

Julien a eu de la chance dans son malheur. Il n’a perdu « que » sa femme. Ses six enfants semblent en bonne santé. Lui n’a jamais ressenti le moindre symptôme. Sa mâchoire est large, serrée, se fendant parfois d’un sourire fragile. Nuque robuste. Les épaulettes de sa chemise renforcent la carrure. Mais quel homme, aussi fort soit-il, n’aurait pas fui devant un démon violent et invisible, qui emporte les vivants et secoue la nature ? C’est ce que Julien a fait après le décès de ses proches. Il a pris tous les membres encore debout, même les malades comme Aminata, pour se cacher dans un village à quelques kilomètres de là.

De son avis gêné, c’était autant pour échapper à Ebola qu’à la peur des médecins, propagée par la rumeur, cette maladie de l’esprit. Celle qui faisait croire à tous les habitants de la préfecture de Dubréka que le gouvernement et les humanitaires en gilets blancs emmenaient les gens dans les centres de traitement « d’où l’on ne revenait pas ». Là ils leur inoculaient le virus ou les faisaient disparaître, ensevelis dans d’immenses fosses. Dans les foyers épidémiologiques autour de Conakry, nombreux sont les agents de santé qui pourraient raconter l’accueil à la pierre ou au gourdin qu’ils ont reçu au début de l’été 2015.

 

Après quelques jours de cavale, raison retrouvée ou corps épuisé, Julien s’est finalement rendu dans l’un de ces centres de traitement d’Ebola. Les médecins ont envoyé toute la famille à Conakry pour qu’elle soit prise en charge. Un acte qui a sans doute sauvé sa mère, Aminata, guérie, mais dont la maladie a laissé dans ses muscles de violentes contractions pour lesquelles elle garde à portée de main une boîte de comprimés antidouleur. Grâce aux soins reçus, deux des enfants de Julien ont aussi pu être sauvés. Son fils Dokta, 11 ans, et sa fille Fatoumata, 18 ans, qui depuis sa guérison, et malgré la stigmatisation, est tombée enceinte.

Tous les petits-enfants d’Aminata n’ont pas eu la chance de retrouver une place dans la société guinéenne. Ils craignent encore chaque matin de retourner en classe et de subir les moqueries et l’ostracisme de leurs camarades. Heureusement, les professeurs ont été sensibilisés au besoin d’un suivi psychologique et social pour réinsérer les élèves victimes. Mais cela ne suffit pas toujours. Alors certains enfants préfèrent rester à la maison, près de la chaleur du foyer familial, dont la flamme est parfois difficile à préserver.

Dans la maison d’Aminata, ils étaient vingt-cinq à se partager trois chambres et un salon. Ils ne sont plus que dix-sept après cette saison noire et humide.

 

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